C’était votre moment préféré de la journée. La nuit tombée, quand tout semble immobile, comme suspendu. En regardant par la fenêtre, vous pouviez voir l’affichage holographique de la fête du Canada de votre voisin. Hypnotisé par les lumières, votre esprit a vagabondé et les événements de la journée se sont répétés dans votre tête.
Finalement, tout s’était mieux passé que prévu. Non pas que tout ait été parfait, mais les confrontations violentes attendues ne s’étaient pas produites. Il y avait juste ce sentiment bizarre de déconnexion, de solitude. La plupart de vos amis, votre famille et dix mille inconnus étaient là, mais comme chacun pouvait personnaliser son expérience, elle vous avait semblé, paradoxalement, plus limitée. C’était la première année que les festivités officielles de la fête du Canada avaient lieu dans un univers virtuel. Toute personne disposant d’une connexion réseau pouvait se joindre aux célébrations avec des paramètres personnalisés : la bande sonore, la langue, la météo et même le mode de participation – active grâce à un avatar, ou passive en tant qu’observateur. Pour votre part, vous aviez choisi votre avatar habituel : une tête de citrouille souriante avec des bottes vertes.
Dans Splinter, votre métavers préféré, il y avait certaines normes que vous deviez respecter pour participer à la communauté. Le comportement, la parole et le contenu étaient surveillés et analysés. Et dire que des humains s’occupaient, il n’y a pas si longtemps, de la régulation du contenu ! Cette tâche était désormais assurée par une puissante intelligence artificielle qui traite l’information quasi instantanément et sans parti pris humain… du moins en apparence. La compréhension du contexte et du comportement humain par l’IA s’est améliorée au fil des ans, mais de temps en temps, quelque chose dérapait, comme aujourd’hui. Des graffitis et des symboles de haine numériques avaient été superposés au discours de la gouverneure générale. De fausses copies du discours avaient aussi circulé dans les métavers – une version 3D dans laquelle elle haranguait les passants, fulminant comme une maniaque contre la fin de la liberté. La simplicité de la désinformation sur l’Internet bidimensionnel vous manquait presque !
Lorsque vous étiez enfant et jeune adulte, la fête du Canada se déroulait en personne, sur la colline du Parlement ou dans un parc local. Pour vous, c’était surtout une chance d’échapper au chaos de la ville et de faire une rare excursion en canoë. Récemment, des efforts populaires ont été déployés pour refaire la fête du Canada. Les organisateurs ont fait remarquer qu’une expérience communautaire n’exigeait plus que tout le monde se trouve au même endroit. Mais on pouvait se demander s’il s’agissait vraiment d’une expérience commune lorsque chacun la personnalisait. Le métavers offrait la possibilité d’une expérience communautaire sans exiger que tout le monde soit physiquement au même endroit.
Votre collègue et ami Lorenz vous avait invité dans sa maison virtuelle. Il l’avait achetée en 2023, quand l’immobilier numérique était encore en plein essor, pour une fraction de sa valeur actuelle. Akira, la plus grande enseigne de la mode numérique, venait d’acheter un terrain un peu plus loin dans la rue. Lorenz avait essayé de vous convaincre de faire le saut dans l’immobilier numérique. « Cet endroit vaut maintenant plus de 3 millions de dollars ! » avait-il dit. Une alerte de désinformation contextuelle était apparue : « Valeur réelle : 2,25 millions de dollars ». Lorenz, ou plutôt son avatar, avait froncé les sourcils. En fait, vous n’aviez aucune idée de ce à quoi ressemblait Lorenz dans la vraie vie – vous n’aviez jamais rencontré que son avatar. Le traitement du langage naturel était à la base de votre amitié, puisque Lorenz ne parlait que le tagalog. L’avatar de votre sœur était apparu et s’était mis à clignoter, indiquant qu’elle voulait vous parler. Vous aviez dit au revoir à Lorenz, en lui promettant de poursuivre la conversation bientôt.
Avant que vous puissiez calibrer vos paramètres de disponibilité émotionnelle, votre sœur a immédiatement commencé à vider son sac. Elle et son partenaire venaient de se disputer à nouveau au sujet d’un camp de vacances pour votre neveu. « C’est reparti », avez-vous pensé.
Elle avait dit « Tu ne comprends pas ? La nature n’est pas la même qu’avant. Elle est dan-ge-reuse maintenant. Feux de forêt, inondations, moustiques mortels – qui sait ce qui pourrait arriver si on le laissait dans la nature pendant une semaine entière ? » Elle n’avait pas tort – les écarts de température étaient plus importants et les intempéries extrêmes assez fréquentes. Mais le problème était peut-être aussi que les gens étaient moins exposés à la nature, passant plus de temps dans les espaces numériques. Ironie du sort, les parcs naturels étaient moins entretenus qu’auparavant, mais étaient plus connectés que jamais grâce à des capteurs suivant chaque champignon et chaque microclimat.
Vous avez fait une pause et souri en pensant à votre propre fille. Les dilemmes des camps d’été avaient fait place au stress des études postsecondaires. Comme elle avait grandi vite ! Dès l’instant où sa mère porteuse l’avait placée dans vos bras, elle avait été le centre de votre univers. Maintenant, vous étiez brouillés à cause d’un désaccord au sujet de ses études.
Elle vous avait parlé de son désir d’aller dans une université traditionnelle. Vous étiez mal à l’aise face à ces symboles des vieilles élites canadiennes, pour la plupart en déclin, mais dont quelques-unes étaient encore étrangement attrayantes, malgré leur coût faramineux. Elles s’étaient repositionnées sur le marché dans l’espoir d’attirer une clientèle « exclusive » qui appréciait l’enseignement en personne, dans une salle de classe. C’était bien pour les riches, mais…
La plupart des gens choisissaient d’obtenir des badges de compétences spécifiques par le biais de stages en entreprise. C’était moins cher et plus efficace, même si cela impliquait de renoncer à toute revendication sur leurs données personnelles. Cela dit, les universités – même les bonnes – étaient apparemment tout aussi coupables de surveiller et de monétiser leurs étudiants.
Les lumières de l’autre côté de la rue ont vacillé et se sont éteintes. Votre voisin s’était sans doute endormi. Un sentiment de solitude familier a refait surface. Il n’était jamais bien loin.